3. Psycho La nostalgie n'est plus ce qu'elle était, mais aujourd'hui elle fait vendre Par Lisa Vignoli Publié le 04/11/2022 à 17:00 La nostalgie, ce sentiment complexe et familier. La nostalgie, ce sentiment complexe et familier. La nostalgie, ce sentiment complexe et familier. Getty Images Elle n'est pas ce que l'on croit. Exploration d'un sentiment complexe -- Dodman. Thomas Dodman n'a pas écrit Nostalgie directement en français, mais il aurait pu. Cet historien britannique qui a, depuis peu, acquis la nationalité française le parle parfaitement. Après avoir publié un ouvrage collectif sur l'histoire de la guerre, son nouveau livre, fruit d'un travail de longue haleine débuté en 2005, s'articule autour d'une notion connue de tous : la nostalgie. Pourtant, l'histoire et l'évolution de cette émotion, dont chacun use dans le langage courant, ne nous sont pas si familières. Rencontre à quelques pas du campus -- Madame Figaro. – Il y a maintenant près de quinze ans, vous avez commencé à vous intéresser à la nostalgie. Pourquoi ce choix ? Thomas Dodman. – Je donnais à l'époque un cours sur la mémoire (mémoire collective, mémoire individuelle). Et vers la fin du cours, il y avait une session sur la nostalgie. J'ai découvert qu'auparavant la nostalgie était considérée comme une maladie, et même que des soldats français en mouraient. Je me suis tout de suite dit : «En fouillant un peu dans les -- effet, je suis tombé sur un trésor : des lettres, des rapports, où il était écrit noir sur blanc que des centaines de soldats mouraient de nostalgie. J'ai commencé à creuser, comme un archéologue. Aujourd'hui, on ne meurt plus de nostalgie… Si ce n'est plus une maladie, est-ce que c'est un état d'âme ? L'évolution de la nostalgie fait qu'on peut vivre avec elle de manière saine. Son statut est passé de «médical» à «bénin». Lorsqu'en 1778 un jeune étudiant en médecine forge la notion de nostalgie, il prend les définitions de la mélancolie (qui, à l'époque, est aussi vue comme une maladie) et calque la nostalgie dessus. La nostalgie est alors une sous-forme de mélancolie, avec quelques particularités qui la distinguent : notamment l'éloignement par rapport au lieu de naissance. -- La mélancolie est l'apanage de l'intellectuel, de l'être cultivé, un mal « noble ». La nostalgie, en revanche, est clairement dès le début une maladie qui s'attaque au peuple -- Quelle autre distinction peut-on faire entre la mélancolie et la nostalgie ? La mélancolie est l'apanage de l'intellectuel, de l'être cultivé, un mal «noble». La nostalgie, en revanche, est clairement dès le début une maladie qui s'attaque au peuple (des soldats, souvent issus de paysans, des travailleurs migrants, des colons qui partent travailler la terre -- va parler de «burn-out» ou de «dépression», par exemple. Le chanteur Serge Reggiani interprétait un morceau intitulé Madame Nostalgie, dans lequel il s'adressait à elle : «Tu confonds, pauvre imbécile, l'amour et la géographie…» Oui, c'est tout à fait ça. Au XIX^e siècle, il y a tout un tas de tentatives pour clarifier cette notion. On pense que la nostalgie est dans le temps ce que le mal du pays est dans l'espace. Mais ce basculement n'est pas si facile à opérer : lorsqu'on est nostalgique du pays qu'on a quitté pour aller à l'armée, on est aussi nostalgique de notre enfance. Mais alors, Baudelaire vient brouiller davantage encore les pistes en déclarant : «J'ai la nostalgie d'une époque que je n'ai pas connue.» Et pourtant, par rapport à sa définition originelle, ce serait un contresens… Son sens a basculé, oui. Mais il y a surtout une part de fantasme dans la nostalgie. On peut déformer, embellir le souvenir, ou partir de quelque chose qu'on n'a pas du tout vécu mais dont on a entendu parler, vu des images ou qu'on a simplement désiré, et à partir de là, le désir, le fantasme cristallisent ce qu'on n'a jamais vécu. Je pourrais tout à fait dire que j'ai la nostalgie d'un New York que je n'ai pas connu, car je suis arrivé un peu trop tard dans un New York complètement gentrifié. Je suis nostalgique de cette ville, parce que -- vécu dans des valises. Ce n'est pas complètement un hasard : mes parents font partie de cette génération d'Anglais qui a souhaité aller enseigner l'anglais ailleurs, et j'ai beaucoup de nostalgie pour le lieu où j'ai grandi, en Toscane. C'est là où je me sens le plus chez moi, le pays dont il me manque le plus de choses. Quand ça fait trop -- sens dans mon corps. La nostalgie se trouve dans plusieurs endroits de notre société actuelle… Oui, on peut se demander au début à quoi ressemblerait le monde aujourd'hui si celui qui avait créé le terme de «nostalgie» en avait choisi un autre qui était possible, comme «philopatridomanie». On se le serait sans doute moins approprié, et il y aurait beaucoup moins d'impact sur la culture populaire. Ce qu'on appelle la rétromania, par exemple. Car la nostalgie fait vendre. Que ce soit dans la mode, dans la musique ou d'autres domaines. Même chose en politique. La politique de la nostalgie est partout. La nostalgie est une émotion qui assoit l'identité, donne un sentiment d'appartenance et même recentre le sujet. Elle a une fonction positive dans un monde en perte de repères -- Quand les politiques exposent que «c'était mieux avant», c'est elle qu'ils convoquent ? Oui, la politique de la nostalgie a pris. Certains vous disent : «Vous êtes moins bien, aujourd'hui, que l'étaient vos parents», et la façon la plus simple de l'expliquer est de pointer du doigt «ceux qui vous -- n'est pas hermétique. C'est un phénomène qu'on observe dans beaucoup de pays (France, Royaume-Uni, Hongrie, Brésil ou Turquie) depuis la crise économique de 2008. L'effet Trump est impensable sans la nostalgie ! Elle est même au cœur de son slogan «Make America great again», qui veut redorer le blason ancien des États-Unis. Elle se trouve évidemment -- Oui, à travers la démodernisation, un retour à la terre, à des habitudes de vie quotidienne anciennes que l'on souhaiterait retrouver. Il y a même un terme pour parler de nostalgie écologique : la solastalgie. C'est un néologisme créé par un philosophe australien qui s'est imposé au début du XXI^e. Il définit un malaise lié aux -- faire pivoter un peu l'image de la monarchie, à céder un petit peu à la modernité et à endosser ce rôle de grand-mère de la patrie. La reine d'Angleterre correspondait à ce versant bénin de la nostalgie : un sentiment d'identité, d'appartenance, une certaine continuité qui maintenant vient à manquer. On est, d'ores et déjà, dans un sentiment nostalgique, car on sait déjà qu'on va être nostalgique. C'est une sorte de nostalgie par anticipation. Vous dirigez un cycle autour de la littérature au sein de l'université américaine de Columbia. Pour vous, quel est le grand écrivain de la nostalgie ? Je distinguerais deux phases : «l'avant-démédicalisation du terme» et «l'après-». Dans celle qui précède, Chateaubriand écrit ses Mémoires d'outre-tombe, et tout est dit. C'est un projet qui baigne dans une nostalgie qui n'existe à l'époque que comme terme médical, mais il est certain que tout ce qu'il a à dire sur son intérêt pour les ruines, sur l'effondrement d'un monde montre une posture nostalgique pour l'époque -- est très proche de Théodule Ribot, grand psychologue théoricien de la mémoire affective, et, pourtant, il est emblématique de ce moment où la nostalgie n'est plus une maladie mais juste un état d'âme. Des travaux récents de psychologie des émotions montrent qu'elle est une continuité entre le passé et le présent, et donc que nous n'avons pas à la craindre. Oui, selon les psychologues aujourd'hui, la nostalgie est une émotion qui assoit l'identité, donne un sentiment d'appartenance et même recentre le sujet. Elle a une fonction positive dans un monde en perte -- Sujets * Nostalgie * Emotions * Histoire -- * DidierLAGARDE le 06/11/2022 à 11:52 Qui ne ressent pas de nostalgie n'aime pas son pays et sa culture. (BUTTON) Lire les 2 commentaires -- (BUTTON) Accepter les cookiesouRefuser et s'abonner La nostalgie n'est plus ce qu'elle était, mais aujourd'hui elle fait vendre S'ABONNER