#Pourquoi la nostalgie ? Terrain, Numéros Terrain, Documents Navigation – Plan du site AccueilNuméros65NostalgiePourquoi la nostalgie ? Terrain -- Recherche___________ (BUTTON) Chercher Sommaire - Document suivant 65 | septembre 2015 : Nostalgie Nostalgie image Informations sur cette image Pourquoi la nostalgie ?* Olivia Angé et David Berliner -- Français English La nostalgie semble être indissociable de notre époque. En Occident, un engouement nostalgique glorifiant les pratiques et les objets d’antan est omniprésent dans des domaines aussi divers que le nationalisme, les -- culture populaire et les mouvements religieux ou écologiques. Ce dossier de Terrain examine les expressions contemporaines multiples de la nostalgie dans divers environnements sociaux et culturels. Why nostalgia? -- Mot-clé : nostalgie, passé, histoire de l’anthropologie, affects, temporalité Keyword : -- Les nuages orangés du couchant éclairent toute chose du charme de la nostalgie ; même la guillotine. » (Kundera 1991.) 1« Réaction contre l’irréversible » (Jankélévitch 1983 : 299), la nostalgie semble être indissociable de notre époque. En Occident, un engouement nostalgique glorifiant les pratiques et les objets d’antan est omniprésent dans des domaines aussi divers que le nationalisme, les -- 2Du désir d’Ulysse de retrouver son Ithaque natale à la médicalisation de la nostalgie (en tant que trouble physique) par Johannes Hofer au xvii^e siècle, le long parcours de cette notion a été abondamment étudié, tant par les psychiatres et les psychanalystes que par les historiens, les critiques littéraires et les philosophes (Starobinski 1966). Sans retracer ici cette histoire bien connue, il est important de souligner que le xix^e siècle a vu la nostalgie perdre ses connotations cliniques pour prendre le sens métaphorique du regret pour un endroit perdu et, surtout désormais, pour un temps révolu. En -- Lieux de mémoire par lesquels il rend compte de l’émergence en France d’une posture moderniste nostalgique vis-à-vis du passé. Cependant, le terme « nostalgie » n’entre dans le vocabulaire populaire que durant la seconde moitié du xx^e siècle. Comme le remarque Fred Davis, une culture de la nostalgie est née dans les années 1960 et 1970 aux États-Unis, une époque de grands bouleversements sociaux étayés par la diffusion massive de la culture des médias et de la commercialisation -- dénonciation d’institutions politiques, religieuses et éducatives (Davis 1979 : 106). Aujourd’hui, nombreuses sont les sociétés qui, à travers le monde, sont marquées par la nostalgie, souvent en réaction à l’accélération produite par les effets de la mondialisation. 3À bien y regarder, les sciences sociales, en tant que disciplines académiques, se sont érigées sur un discours moderniste structuré par la nostalgie. Comme le montre Aurélien Berlan (2012), les théories d’Émile Durkheim, de Max Weber, de Ferdinand Tönnies et de Georg Simmel proposent une critique de la société industrielle émergente en -- fascination pour ces sociétés « primitives » authentiques et en voie de disparition (Rosaldo 1989). David Berliner (2014) a identifié cette posture disciplinaire comme relevant de l’exonostalgie des ethnologues, ce répertoire de discours et d’affects regrettant la perte culturelle des autres, et qui persiste jusqu’à nos jours, sous différentes modalités. 4Longtemps considérée comme l’expression d’un malaise, la nostalgie a souvent été critiquée pour son sentimentalisme et sa propension à falsifier les récits historiques. L’historien David Lowenthal (1989) y -- approche phénoménologique visant à saisir la façon dont les acteurs se souviennent de, oublient et réinterprètent leur passé. Trouvant sa place dans ce domaine émergent, la nostalgie est devenue un objet de recherche à part entière. Des qualificatifs tels que « structurelle » (Herzfeld 2005), « en pantoufle » (Appadurai 1996), « coloniale » -- travaux portent sur les sociétés postsocialistes (Berdahl 1999 ; Boyer 2012 ; Todorova & Gille 2012), les chercheurs ont compris que la nostalgie constitue un point d’entrée fascinant pour approcher des questions historiques, politiques et identitaires contemporaines. 5D’un point de vue anthropologique, étudier la nostalgie soulève des questions épistémologiques et théoriques importantes. Quelles formes diverses peut-elle revêtir ? S’agit-il d’un affect (positif ou négatif), d’une pratique sociale ou d’une rhétorique ? Comment la distinguer d’autres modes d’appréhension du passé (telles les réminiscences non nostalgiques) ? La nostalgie suppose-t-elle une temporalité qui lui est propre ? Enfin et surtout, comment la saisir par la description ethnographique ? 6D’abord, il faut clarifier la confusion théorique régnant autour du concept même de nostalgie par un examen minutieux des investissements cognitifs et émotionnels qui la sous-tendent. Craignant qu’elle ne fasse office de notion « fourretout », Gediminas Lankauskas (2015) -- mode d’une dissociation plutôt que sur celui d’une continuité affective. Dans un article plus ancien, Kathleen Stewart (1988 : 227) insistait déjà sur le fait que la nostalgie constitue avant tout « une pratique culturelle, pas un contenu donné ; ses formes, significations et effets évoluent avec le contexte – en fonction de la perspective du locuteur dans le panorama présent ». Dans la même veine, Dominic Boyer (2012 : 20) souligne que la nostalgie est « indexicale » et « hétéroglossique ». Elle regroupe un ensemble disparate « de références idiosyncrasiques, d’intérêts, et d’affects ». -- « rétro » et celle de Sophie Moiroux et Emmanuel de Vienne sur les tableaux d’Amatiwana Trumai explorent la capacité des objets et des pratiques esthétiques à exprimer la nostalgie dans ses formes multiples, le plus souvent inscrites dans des préoccupations sociopolitiques contemporaines. 8Ensuite, la nostalgie constitue une force sociale, un affect qui met en jeu des dimensions performatives et pragmatiques. Publié en 1979, Yearning for yesterday de Fred Davis (1979) est le premier ouvrage à traiter des aspects sociaux de la nostalgie. Prenant à rebours l’idée que les aspirations rétrospectives seraient politiquement régressives et émotionnellement perturbées, Davis révèle le rôle crucial de la nostalgie pour « construire, entretenir et reconstruire nos identités » (ibid. : 31). La littérature récente a effectivement montré que la nostalgie, qu’elle prenne la forme d’affect, de rhétorique ou de pratique, participe à la construction des identités collectives sociales, ethniques et nationales (Bissell 2005 ; Bryant 2008 ; -- une patrie perdue et idéalisée. 9Dans certains cas, la nostalgie peut alimenter des phénomènes de convergence mémorielle. Cette convergence reste relativement peu étudiée par les anthropologues. Par exemple, à Luang Prabang (rdp -- nostalgique dans le contexte de politiques patrimoniales est également illustrée par le texte de Ruy Llera Blanes et d’Abel Paxe portant sur l’impérialisation de la nostalgie dans le nord de l’Angola. Loin de n’être qu’une évasion « politiquement non subversive » (Rethmann 2008) vers un passé révolu, de tels regrets rendent possible une critique morale du présent et proposent des alternatives pour faire face aux changements sociaux. Comme l’écrit Daphne Berdahl (1999 : 201), la nostalgie devient alors une « arme ». De fait, mobilisés pour répondre à des préoccupations sociales et politiques, les discours et les pratiques nostalgiques n’impliquent pas nécessairement le sentiment de -- 10Enfin, l’anthropologie éclaire les relations complexes qui existent entre le passé, le présent et l’avenir. Comme l’écrit Svetlana Boym (2001 : xvi), la nostalgie « ne porte pas toujours sur le passé. Elle peut avoir une portée rétroactive ou prospective ». En comparant les récits par lesquels les communautés grecques et turques relatent la division de Chypre, Rebecca Bryant (2008 : 399) a brillamment montré que la peine provoquée par la perte de leur terre natale s’accompagne de « visions de patries à venir ». Souvent, la nostalgie se déploie dans ces horizons d’attentes et d’inquiétudes à l’égard de l’avenir, si bien qu’espoir et utopies apparaissent dans son sillage. Force est de -- présent volume, c’est bien celle de la temporalité. Depuis la fondation de la discipline, les anthropologues se sont intéressés aux dimensions culturelles de la perception du temps. Si la nostalgie implique une posture spécifique envers le passé considéré comme irréversible, il convient de s’interroger sur son universalité. Sans avoir de réponse -- ont, dès lors, fait l’expérience d’une distanciation réflexive à l’égard de leur passé, souvent sous la forme d’un regret pour un ordre social perdu. Bien entendu, la nostalgie s’inscrit toujours dans des ontologies temporelles spécifiques et culturellement situées. En tant qu’anthropologues, notre tâche consiste justement à saisir les -- Alors que les représentations et les pratiques sociales subissent des mutations constantes tout en persistant à travers le temps, l’étude de la nostalgie éclaire également les opérations de continuité et de discontinuité par lesquelles les sociétés se reproduisent et évoluent. Pour l’anthropologue, cet incorrigible nostalgique, examiner cet affect offre un angle de vue privilégié sur la persistance créatrice et la disparition des formes culturelles. Ce regard sur la nostalgie incite de surcroît à dépasser les clivages traditionnels : entre les approches anthropologiques, historiques et psychologiques, entre le continu et le -- Angé olivia, 2012 « Instrumentaliser la nostalgie. Les foires de troc andines (Argentine) », Terrain, n° 59, « L’objet livre », p. 152-167. Disponible en ligne, http://terrain.revues.org/15010 [lien valide en -- Jankélévitch vladimir, 1983 [1974] L’Irréversible et la Nostalgie, Paris, Flammarion, coll. « Champs philosophiques ». -- Rethmann petra, 2008 « Nostalgie à Moscou », Anthropologie et Sociétés, n° 32, vol. 1-2, « Mondes socialistes et (post)socialistes », p. 85-102. -- Starobinski jean, 1966 « Le concept de nostalgie », Diogène, n° 54, p. 92-115. Stewart kathleen, 1988 « Nostalgia —a polemic », Cultural Anthropology, vol. 3, n° 3, p. -- Référence papier Olivia Angé et David Berliner, « Pourquoi la nostalgie ? »,Terrain, 65 | 2015, 4-11. Référence électronique Olivia Angé et David Berliner, « Pourquoi la nostalgie ? », Terrain [En ligne], 65 | septembre 2015, mis en ligne le 15 septembre 2015, consulté le 16 décembre 2022. URL : -- [Texte intégral] Paru dans Terrain, 65 | septembre 2015 * Instrumentaliser la nostalgie Les foires de troc andines (Argentine) [Texte intégral]