Voyage et philosophie : la nostalgie de la vrit Confrence l'Universit solidaire, Saint-Denis, Runion, le 8 octobre 2015 Jean Lombard Voyage et philosophie" : voyage et philosophie renvoient videmment l'un l'autre. Philosopher, c'est toujours d'une certaine faon voyager. Et l'inverse, partir en voyage c'est, tou-jours crer les conditions d'une certaine rupture - avec un ordre des choses, avec un mode d'existence ou avec un tat antrieur de la pense, et la rupture est le tout premier et le plus caractristique des gestes philosophiques. Quoi qu'il en soit, philosopher c'est essayer de remonter du visible l'invisible, et il y a dj l l'ide d'un parcours, que favorisent le mouvement, la distance et l'inconnu, les trois lments structurants de toute espce de voyage. Pourtant, le voyage n'a pas exist en tant qu'activit spcifique dans la Grce archaque et le mot voyage est trangement absent de la langue d'Homre. Longtemps, il n'y a eu que des termes qui nommaient un type particulier de dplacement, par la route (poreia), pied (odoiporia), par la mer (ploos, d'o priple, de priplein, naviguer autour), sans que jamais se forme un concept vraiment unitaire du voyage. C'est ensemble que surgiront le voyage et la philoso-phie, lors de la premire utilisation du terme philosophie par Hrodote dans le passage clbre o Crsus recevant Solon souhaite le consulter et lui dit : "tant philosophe (philosophen, tant dsireux du savoir), tu as certainement visit beaucoup de pays cause de ton dsir de voir". Comment la philosophie est ne dans le cheminement de l'errance d'Ulysse la mthode socratique et dans le transfert du lexique du dplacement au champ de la rationalit tout entire, c'est ce que je voudrais tenter de montrer. Petite philosophie du dplacement : voyage et pense du monde La parent du voyage et de la philosophie s'est construite trs tt, partir de l'aventure d'Ulysse et de la posie homrique. L'aventure est tymologiquement ce qui advient, ce qui se produit, sous entendu lorsqu'on se dplace. Elle est videmment lie la fonction essentielle du dplacement dans le processus de la pense. D'ailleurs, le dplacement peut tre jou ou organis juste pour faciliter l'exercice intellectuel. L'cole dite pripatticienne, c'est--dire celle d'Aristote et de sa descendance philosophique, met en application ce principe : on a appel peripattikos, pripatticien, celui qui "aime se promener en discutant", et non pas l'inverse, car discuter en se promenant n'a plus rien qui soit spcifiquement philosophique et s'apparente une simple dambulation rendue agrable par l'change de paroles. Le recours au mouvement a toujours accompagn l'exercice de la philosophie dans l'Antiquit. Les Dia-logues de Platon en tmoignent de nombreuses reprises. On connat la trs belle scne de l'Euthydme, o entrent dans la pice Euthydme et Dionysodore, accompagns par une foule d'lves : "une fois entrs, dit Platon, les voil aussitt faisant les cent pas dans le prau cou-vert et le parcourant deux ou trois fois en entier" avant que n'arrive le personnage suivant, Clinias. Socrate aussi arpentait constamment l'agora et les rues avoisinantes. Nous connaissons tous la commodit ou la facilit que donnent le mouvement et le dplacement dans la mise en �uvre de la pense. Un de mes amis m'a confi qu'il ne pouvait crire un texte d'une certaine importance sans procder un certain moment un vrai dplacement physique : avant de livrer l'diteur un article pour une revue ou une contribution un livre, il effectue un parcours en TGV d'une dure raisonnable, toujours le mme - et toujours le matin. Il travaille d'abord sa place, dans ce lieu merveilleusement mobile qu'est le train. Puis, l'arrive, il s'accorde une rcompense, en allant, toujours dans le mme restaurant, prendre un djeuner au menu invariable, pendant lequel il lit, relit et ventuellement corrige encore. Enfin, dans le train du retour, l'aprs-midi mme, il procde une lecture finale, une lecture en apoge, pourrait-on dire, de sorte que son texte arrive vraiment achev la gare Montparnasse, aprs cet ultime priple en compagnie de son auteur : dsormais il est crit, alea jacta est. La plupart des rituels d'criture que nous pratiquons sont lis l'espace et l'accom-plissement - aventu-reux ou standardis - d'un parcours. La marche elle-mme est devenue un sujet philosophique succs et les traits de la marche se multiplient. Le voyage a bien entendu jou dans la philosophie un rle plus important que celui de sup-port extrieur de l'tude, de dclencheur rituel de la rflexion ou d'adjuvant un peu mca-nique pour la production d'ides. Il a t de tout temps l'indispensable pourvoyeur d'une pense du monde, et les religions s'en sont empares pour en faire le paradigme du caractre pas-sager de l'existence des hommes. Les philosophes antiques ont donn l'exemple du dplace-ment perptuel, en allant conseiller les monarques et les tyrans de cits et d'empires lointains et en visitant ainsi des univers culturels dont ils pouvaient ainsi observer les usages. Platon a voyag pendant plus de douze ans en gypte, en Cyrnaque et en Sicile et si ses tentatives pour sauver le despotisme - qu'il voulait rendre clair - de Denys, le tyran de Syracuse, se sont finalement soldes par un chec sur le plan politique, elles n'en ont pas moins tenu une grande place dans l'dification de la mthode platonicienne : marche, avance, recul, descente et ascension seront, comme chacun peut le voir, des lments essentiels de la dialectique. En ce sens, toute activit philosophique tient du voyage. L'histoire de la philosophie elle-mme est une "chose mobile", dit Hegel, qui en fixe ainsi le programme dans l'introduction aux clbres Leons sur l'histoire de la philosophie : "nous avons raconter des actions, des voyages de dcouverte, une prise de possession du rgne intelligible". Le questionnement de type socratique (qu'est-ce que la cit, qu'est-ce que la justice, qu'est-ce que le bien ?) est bien une traverse entreprise partir du port d'attache de l'ignorance. On ne sait o aller, mais on se met en route, on affronte les vicissitudes d'un trajet en terre inconnue. Il faudra peut-tre changer de route (encore le lexique du parcours), il faudra peut-tre mme renoncer, ou prendre des voies qui se rvleront tre des impasses, des apories, comme dans plusieurs Dialogues : toujours le langage du parcours, car l'aporie (aporia) c'est l'absence de passage, l'embarras qui met fin, pour un temps, au voyage de la raison. Quand il veut dcrire la d-marche philosophique comme tant une traverse, Platon dit ceci qui en un sens est encore compltement homrique : "sans vagabondage, il nous est impossible de tomber sur le vrai pour en avoir l'intelligence". Je cite l le Parmnide. On peut remarquer que Tchouang Tseu, le plus philosophe des penseurs de la Chine antique, donnait un de ses interlocuteurs cette consigne : "sache divaguer en m'coutant si tu veux saisir le sens de mes paroles", je le cite dans la belle traduction de Jean Lvi. Divaguer voque l'errance et le milieu liquide - car diva-gor, en latin, c'est je flotte. Toujours l'ide de se mouvoir, donc, et dans tous les sens. Tantt c'est le voyageur qui fait le voyage - c'est le cas de l'exploration - tantt au contraire c'est le voyage fait le voyageur - c'est le cas du plerinage - mais le plus souvent les deux schmas se mlent et se superposent. Qu'est-ce qui tient aux lieux choisis et qu'est-ce qui tient celui qui les frquente ? Que se passe-t-il au juste quand Hegel s'prend des paysages alpestres en 1796, quand Nietzsche crit le troisime tome de Zarathoustra dans la lumire des hauteurs de Nice ou quand Wittgenstein arpente avec ardeur la cabane qu'il s'est construite au fin fond des fo-rts de Norvge ? Ou encore, exemple illustre d'un voyage en quelque sorte invers, que se passe-t-il quand un explorateur dit d'entre "je hais les voyages et les explorateurs" - ce sont les premiers mots de Tristes tropiques de Lvi-Strauss - puis effectue sous le nom d'expdition un voyage qui sera l'un des plus dcisifs du sicle ? Du voyage immobile ses sources mouvantes : retour au commencement Ce qui compte dans le voyage, beaucoup plus que le trajet lui-mme, c'est donc la nature du dplacement. L'exemple d'un voyage philosophique parfait effectu sans jamais s'loigner de chez soi est donn par Kant. Il ne quitte jamais Koenigsberg et n'accomplit pour tout par-cours qu'une immanquable promenade quotidienne qui d'ailleurs a tout d'un rituel du dplacement puisque par tous les temps il montait et descendait huit fois de suite la mme alle de tilleuls. Pourtant, cette absence de vritable voyage correspond une extrme mobilit de la pense : Kant enseigne avec grand talent la gographie, discipline de l'espace parcouru s'il en est, et il crit un texte philosophique qui porte un titre de trait de navigation : Qu'est-ce que s'orienter dans la pense ? En fait, Kant parcourt le monde depuis sa place, il s'en institue le centre, il se fait cosmopolite en usant seulement de la dialectique de l'loignement et de la proximit qui est au c�ur de la philosophie, parce que philosopher c'est savoir tre sans lieu dlimit, c'est jouer pleinement du "droit de commune possession de la surface de la terre", pour reprendre la formule du Projet de paix perptuelle. Kant ne voyage pas au sens strict du terme, mais en mme temps il voyage au suprme degr, en pensant les conditions de tout voyage. Car le voyage digne de ce nom est celui qui comporte une rupture authentique et non pas une rupture bon march ou de pure forme. Reprenant une phrase d'un personnage de Becket, Deleuze disait en ce sens : "je ne suis pas assez con pour voyager pour le plaisir". Et, de fait, ce qu'on doit attendre d'un voyage authentique, c'est une exploration au sens le plus aventureux du terme, partir de la production d'un effet d'tranget que rien d'autre que ce genre de voyage ne peut procurer. L'exercice philosophique, qui est au fond le plus labor des voyages sur place, a pour premier et indispensable moment cette recherche d'tranget. C'est cette trajectoire, qui correspond la naissance de la philosophie partir du voyage, cet avnement du logos partir de l'pos, de la raison partir du rcit lgendaire, que nous allons voquer, parce que l'aventure d'Ulysse, l'Odysse - qui porte le nom de son hros devenu emblmatique - est selon la formule qu'aimait utiliser Jean-Pierre Vernant, un "immense portail" par lequel est passe et par lequel passe encore toute la culture de l'Occident. Pour comprendre comment tout commence, il faut se replacer dans le moment unique et extraordinaire qui est le vritable point de dpart de l'Odysse. Ce n'est cependant pas le d-but de l'�uvre car la composition de l'Odysse exprime une temporalit embote et com-plexe. D'abord une partie du rcit vient du narrateur et une autre d'Ulysse lui-mme quand il raconte ses aventures la cour du roi des Phaciens. D'autre part, les chants I IV sont sur-tout consacrs aux voyages de Tlmaque, le fils d'Ulysse parti sur les traces de son pre, de telle sorte que l'Odysse commence par l'absence d'Ulysse et que les premiers chants ne sont pas le dbut de son voyage. Autrement dit, quand l'Odysse commence, on n'est pas au commencement. Pendant le chant I, Ulysse est retenu captif depuis des annes chez la nymphe Calypso. D'ailleurs ds les premiers vers de l'Odysse Calypso surgit, s'impose, elle "occupe de devant de la scne", ce que Vernant interprte fort justement comme une insistance par-ticulire sur la signification philosophique du refus d'Ulysse. Calypso voudrait bien faire de lui son poux mais il va refuser l'offre pourtant mirifique qu'elle lui fait, nous allons y revenir tout l'heure. En mme temps, Pnlope attend Ulysse dans son palais Ithaque, cerne par les prtendants, issus de nobles familles de l'le qui voudraient prendre place de ce roi et mari absent dont on est depuis si longtemps sans nouvelles Ils voudraient non seulement pouser sa femme mais s'emparer de son pouvoir de roi et de ses biens, qu'ils dilapident dj en menant grand train ses frais. Cependant, Pnlope diffre sans cesse le moment de choisir celui d'entre ces prtendants qu'elle prendra pour poux, car selon les rgles tablies, son mari tant disparu et prsum mort, elle va tre oblige de faire ce choix. Il y a l un des grands ressorts du suspense de l'Odysse. Pnlope, qui possde comme Ulysse la mtis, l'astuce, l'intelligence ruse, dclare ne pouvoir choisir un nouveau mari que lorsqu'elle aura achev son ouvrage : elle tisse un linceul pour Larte, le pre d'Ulysse, qui n'est d'ailleurs pas mort. Et comme chacun sait, elle dfait chaque nuit ce qu'elle a tiss le jour - jusqu'au moment o son mange est dcouvert. Ce n'est donc qu'au chant IX, pendant son sjour chez les Phaciens, qu'Ulysse fera le rcit de ce qui lui est arriv jusque l, car le retour Ithaque, ce n'est pas lui qui le contera, mais de nouveau le narrateur, dans les chants XIII XXIV, ceux o Ulysse se fait graduelle-ment reconnatre puis prpare et met excution son impitoyable vengeance. Nanmoins, il n'est gure possible de parler du dbut sans voquer la fin. Pourtant vingt ans sparent ces deux moments : Ulysse a combattu dix ans sous les murs de Troie et il a connu ensuite prs de dix ans d'errance avant de rentrer enfin chez lui, ralenti par de terribles preuves dont plusieurs lies des femmes qui divers titres ont t pour lui des retardatrices. Revenir ce moment si particulier o tout a commenc n'est pas aussi facile qu'on pourrait le croire. Cela provient de ce que l'Odysse est l'histoire d'un retour qui en quelque sorte n'a pas d'aller. C'est bien un retour, avec tous les tourments d'une esprance sans cesse diffre. Ulysse a le mal du pays, il est nostalgique, il est mme sans doute le premier et le plus clbre nostalgique de l'Occident. tymologiquement, c'est nostos, le mot signifiant le retour qui, compos avec algos, la douleur, a donn nostalgie. La nostalgie est la fois le manque qu'on ressent du pays d'o l'on vient et la souffrance due aux preuves rencontres pour y retourner. Mais l'aller d'Ulysse, si on peut dire, est loin en arrire, loin dans le temps et surtout il re-monte un ailleurs. Il faut pour le saisir remonter la guerre de Troie, c'est--dire l'Iliade. Car l'Odysse peut sembler faire suite l'Iliade et en mme temps d'une certaine manire elle la renverse et elle la contredit. Rappelons le point de dpart. Hlne, la belle Hlne, reine de Sparte, a t enleve par le prince troyen Pris, qui l'a emmene chez lui. vrai dire, on ne sait pas trop si elle a t rellement enleve ou si elle n'a pas plutt t sduite par aussi sduisant qu'elle, mais peu importe. Ce qu'il faut garder l'esprit, c'est qu'Hlne a des origines divines : officiellement fille de Lda et de Tyndare, elle est en ralit la fille de Zeus, qui s'tait transform en cygne pour s'unir sa mre Lda. Hlne est la plus belle femme du monde, elle a cette beaut que seule confre la divinit : elle est la seule fille humaine de Zeus. Elle inspire donc d'innombrables passions et elle avait dj t enleve dans sa prime jeunesse par Thse, elle est en,leve sou-vent. Comme beaucoup de chefs grecs voulaient obtenir sa main, il avait t convenu par un serment solennel que quel que ft celui d'entre eux qui serait choisi, ils promettaient tous de lui porter secours ensemble si quiconque tentait de lui ravir son pouse. C'est ce qu'on appelle le Serment de Tyndare, bel exemple de mariage plac sous haute protection pour cause de beaut dangereuse. En rtorsion l'enlveme nt, qui effectivement se produit, Mnlas, l'poux bafou, lve avec son frre Agamemnon, selon les termes du Serment, une expdition contre Troie. Cette guerre va tre longue et cruelle. Troie ne sera pas seulement vaincue, au bout de dix annes de sige, grce au fameux stratagme du Cheval de Troie, peut-tre invent par Ulysse : la ville est mise sac, torture, raye de la carte dans des conditions abominables dont les Grecs auront longtemps rougir parce qu'ils ont commis par la cruaut de leurs actes l'impardonnable pch d'ubris - l'excs, la dmesure. Peut-tre Ulysse a-t-il eu payer cette faute indlbile travers les souffrances de son retour. Pourtant, s'il a t un guerrier honorable, s'il s'est bien battu, il n'tait pas l'origine trs ardent pour aller Troie et il ne l'a fait que pour honorer le serment qu'il avait prt en mme temps que tous les autres. Il a mme essay de ne pas y aller, simulant la folie pour se faire exempter, mais sans succs. Ulysse est au fond un pacifiste dou de la capacit de s'illustrer la guerre. Rien voir avec Achille qui, lui, a t un guerrier incomparable, un hros modle du combat glorieux. Il a fait le choix de ce qu'on appelle la vie brve : mourir jeune en mritant une gloire ternelle, plutt que de quitter la vie dans son lit au terme de son ge et aprs une existence tranquille. la triste mort que nous appelons naturelle, Achille prfre la mort hroque dans l'clat de la jeunesse : tout le contraire donc du choix d'Ulysse, qui rve de vivre en paix Ithaque, entour des siens, qui a pour idal la fidlit soi. Il y a d'Achille Ulysse un changement majeur avec ce passage de l'idal de courage viril (andreia) un idal plus proche de l'endurance (tlmosun) - c'est le mot endurant qui revient si souvent propos d'Ulysse. Ce qui souligne que l'Odysse est un rcit pleinement centr sur l'humain, par opposition l'Iliade o la place du divin reste bien des gards prdominante, pour ne pas dire essentielle. Ulysse, Pnlope, Tlmaque reprsentent l'humanit et rien que l'humanit. Quand la philo-sophie, partir du Vme sicle av. J.-C., se tournera, avec l'orientation que lui donnera Socrate, vers le questionnement sur l'homme plutt que vers l'enqute sur la nature et se consacrera ce qu'Aristote dans l'thique Nicomaque appelle "les affaires humaines", elle fera cho cette rorientation fondamentale de l'Odysse par rapport la dramaturgie plus "thologique" de l'Iliade. C'est la premire fois qu'on va parler des hommes plus que des dieux, et nous verrons que c'est mme la premire fois qu'on va parler d'un individu, qu'on va suivre une aventure qui a une signification existentielle. On a mme pu parler d'un existentialisme d'Ulysse, au sens o Ulysse se fait en quelque sorte exister par son choix. Mais nous voici justement arrivs ce moment o va se produire une sparation radicale, o la condition des hommes va tre pleinement rvle, mise l'preuve et surtout, travers Ulysse muni de sa seule intelligence, assume. C'est fait : Troie est tombe, la ville est en ruines, les Grecs sont vainqueurs. D'un ct, ils triomphent, Mnlas est veng et l'honneur des Achens avec lui. Mais d'un autre ct, il va falloir qu'ils paient pour ce qu'ils ont fait et ils vont devoir aussi rentrer chez eux. Cette coalition un peu htroclite de grands et de petits rois se disperse et, pour la premire fois depuis dix ans, ils n'ont plus l'union pour faire leur force. D'ailleurs, ils ne sont d'accord sur rien, ni sur le moment du retour, ni sur le trajet. Il y a mme une dispute entre Mnlas et Agamemnon sur ce sujet, Agamemnon qui va tre tu son retour chez lui par Clytemnestre sa femme - demi-s�ur d'Hlne - et par l'amant de celle-ci, gisthe, d'o, beaucoup plus tard, nous le verrons, les prcautions prises par Athna pour qu'Ulysse, son retour chez lui Ithaque, ne soit pas reconnu tout de suite, de peur qu'il su-bisse un sort analogue. Aprs tout, Pnlope pourrait avoir pris un amant. Mais pour revenir Troie et la dispersion des forces grecques, Ulysse, lui, a pris sa dcision sans hsiter : avec les douze vaisseaux qu'il avait fournis pour cette guerre, il veut rentrer tout de suite chez lui et il fait donc route directement vers Ithaque. Cependant, les moyens de navigation de l'poque sont sommaires : le gouvernail n'existe pas, on se sert d'une rame manipule l'arrire du ba-teau, on prfre la navigation ctire (le mot priple, de priplein, dsigne l'action de faire le tour en longeant). Dans l'Odysse, la mer est objet de crainte et d'aversion, ce que traduisent les frquentes appellations ngatives, tonnantesRupture et contre - monde : expriences de la limite, la mer violette ou la mer vineuse. Et l, tout va basculer : alors qu'Ulysse et ses compagnons passent au large du cap Male, le point le plus au sud de la Grce continentale - donc celui partir duquel inluctablement on s'loigne de chez soi, celui o pour les Grecs de ce temps commence l'pouvante - et alors qu'ils se voient dj chez eux Ithaque, qu'Ithaque est presque en vue - elle sera d'ailleurs tout au long presque en vue, elle est une le asymptotique - les dieux provoquent en guise de punition pour le massacre de Troie une tempte gigantesque, qui va disperser les navires. C'est une tempte surnaturelle : "Zeus lcha les rafales sifflantes et le flot gant dressa ses mon-tagnes gonfles", dit le texte. Ulysse va tre isol avec sa flottille, qui est happe et rejete trs loin du cap Male. Cela va durer neuf jours. Ses navires ne sont pas juste malmens, ils sont entrans dans un autre monde, un monde qui non seulement n'est plus grec mais n'est plus le monde des hommes, un monde de nulle part, premire grande utopie que Platon n'aurait pas renie. Ulysse fait en ce sens un voyage absolu : il passe sans s'en apercevoir les frontires de l'oikoumn, la terre habite, la terre des hommes. Qu'est-ce qu'tre un homme dans ce monde homrique ? C'est trois ou quatre choses : manger du pain, boire du vin, faire des sacrifices aux dieux et atteindre un certain de gr de civilisation et notamment respecter les lois de l'hospitalit. Le monde dans lequel Ulysse arrive quand il passe le cap Male est exactement le contraire : c'est un monde inhumain, barbare et, au sens littral du terme, monstrueux. C'est un monde fantasmagorique : on y trouve des tres de nature divine, qui se nourrissent d'ambroisie et de nectar, comme Circ ou Calypso, des cyclopes, des mangeurs de lotos (les Lotophages), des cannibales comme les Lestrygons, des Sirnes qui chantent des mlodies mortelles, des monstres marins comme Charybde et Scylla. Ces noms rsonnent encore en nous. Ils reprsentent une incursion dans les confins, une sorte de contre monde ncessaire toute pense de l'existence humaine. L'humanit n'est vraiment saisissable que par l'ide d'une transgression ou par l'exprience d'une limite : exprience est un mot construit sur le latin experiri, qui lui-mme contient le grec peras, la limite. La vritable fonction d'une telle aventure est d'tre un voyage de rupture par lequel on peut accder soi. Si l'Iliade est le pome de la vie et de la mort, la vocation de l'Odysse est d'tre le pome de la conscience, du savoir et de la vrit. Et c'est ce qui lui donne dj une dimension prsocratique. travers les preuves qu'il traverse, Ulysse tente dsesprment de sauver sa rectitude de jugement et de demeurer ce qu'il est, parce que pour garder ses chances de revoir Ithaque, il doit conserver un savoir fondamental qui est celui de sa propre identit et de son statut de mortel. Une fois calme cette norme tempte de neuf jours, Ulysse et ses compagnons abordent une le qu'ils ne connaissent pas du tout. Les marins envoys en missaires reoivent un accueil charmant des habitants, qui leur offrent mme de partager leur nourriture. Or ces gens si sympathiques ne sont pas des humains (mangeant du pain, buvant du vin et faisant des sacrifices) mais des lotophages, des mangeurs de lotos, une plante dlicieuse mais qui a la proprit, lors-que des hommes la consomment, de provoquer chez eux un oubli total : ils ne savent plus qui ils sont, ils n'ont plus de pass, plus d'attaches, plus de projets non plus. Ils ne pensent mme plus rentrer chez eux, ils ne veulent que rester o ils sont, comme ils sont. Ulysse retrouve ses compagnons, qui ont got cette herbe en proie la "bienheureuse ivresse de l'oubli", il doit les enchaner pour qu'ils n'y touchent plus et finalement les embarquer de force (il les ramne "pleurants" aux navires) puis filer en vitesse pour chapper au plus grand danger qui soit, la perte du dsir du retour. Derrire ce lotos se cache la pire preuve existentielle, celle de la dfaillance de la mmoire, de l'oubli. tre un homme, tre quelqu'un, c'est d'abord se souvenir de soi et ensuite tre reconnu des autres, ce second point sera surtout le sujet des derniers chants, qui se drouleront Ithaque. La description de l'oubli lotophagique est peut-tre, en un sens, un modle prophtique des pathologies modernes de la snescence et certains passages renvoient aussi aux problmes de l'addiction et de sa prvention. Mais dans le con-texte de l'Odysse, la crainte est que si l'oubli parvient triompher, la brume de la nuit cache aux navigateurs le chemin du retour et cet avertissement sonne comme une sorte de premier connais-toi toi-mme. L'pisode du Cyclope, peu aprs, va le confirmer. Mais la terre des Cyclopes sur laquelle aborde Ulysse est une antithse complte du monde humain, un contre-monde plus complexe encore que celui des Lotophages. Non seulement les Cyclopes ne se nourrissent que de lait, de produits laitiers et de chair humaine, mais leur monde est sans lois, sans cits, sans maisons et sans navires. Il est aussi sans agriculture, ce qui est dans l'univers homrique le signe le plus parfait de la barbarie. De n'avoir jamais labour de leurs propres mains fait des Cyclopes des "sclrats sans loi", dit ce texte d'une grande puissance imaginaire et symbolique. La ques-tion pose est ds lors de savoir ce qu'est une socit humaine. Chaque cyclope est dot d'un �il rond unique qui fait ressembler les visages des cratres de volcan vus d'en haut. C'est, pense-t-on, l'Etna qui aurait servi de modle. Et l, pour une fois, les compagnons d'Ulysse ne voudraient pas rester, ils prfreraient voler quelques fromages et prendre la fuite. Ulysse au contraire, veut absolument voir, observer, comprendre. Ce qui signifie qu'il ne faut pas seule-ment tre soi, qu'il faut prendre aussi connaissance de ce qui n'est pas soi, qu'il faut se con-fronter au monde et la diversit du visible. Il n'y a pas d'existence humaine sans un savoir et pas de savoir sans exprience des choses ou sans curiosit, c'est en tout cas la base de l'pistmologie homrique. Donc, avec ses compagnons, dont beaucoup vont prir, Ulysse choisit d'entrer dans la grotte de l'norme cyclope Polyphme. Ce cyclope anthropophage va tenir les Grecs prison-niers dans son antre, dont il barre l'entre. Et il mange deux grecs le matin et deux le soir. Il les attrape par les pieds, leur fracasse le crne contre les parois de la caverne et les avale tout crus. Mais on connat la suite : Polyphme demande Ulysse de lui dire qui il est, lui promet-tant un cadeau s'il dcline son identit. Ulysse, usant de sa mtis, sa ruse, lui fait la clbre rponse je m'appelle Outis, c'est--dire mon nom est personne (tis, c'est quelqu'un et prcd de la ngation ou c'est donc personne). Et en mme temps, il y a l un jeu de mots car ou-tis peut se dire m-tis, m tant une autre ngation, mais le mot mtis veut dire aussi la ruse de sorte qu'Ulysse dit la fois je suis personne et je suis le roi des malins. Et son tour il propose un cadeau au cyclope : il lui donne boire un dlicieux vin qui va l'endormir, car Polyphme n'y est pas habitu. Ulysse russit alors faire rougir au feu un pieu d'olivier taill en pointe et crever l'�il de Polyphme pendant son sommeil, le livrant subitement la nuit. Le cyclope hurle de douleur, appelle au secours les autres cyclopes, qui lui demandent "mais qui t'a fait a ?" et il rpond videmment : "c'est Outis", c'est--dire c'est personne. Alors, ne nous casse pas les oreilles avec tes cris, lui disent les autres. Et ils l'abandonnent. Mais pendant que le Cyclope envoie au jug, puisqu'il ne voit plus rien, de grosses pierres sur la minuscule flotte des Grecs qui tentent de fuir, Ulysse ne rsiste pas la tentation de lui dire qui il est vraiment. De loin, il crie Polyphme : eh, cyclope, si on te demande qui t'a fait a, tu diras que c'est Ulysse, roi d'Ithaque, le fils de Larte, le vainqueur de Troie, dont la gloire monte jusqu'au ciel. Il faut bien qu'il dise qui il est, ne serait-ce que pour ne pas l'oublier lui-mme. Polyphme le dnonce aussitt son pre Posidon et il lui dit : il m'a eu, ce gringalet, et en plus il m'a eu par la ruse et en me solant, alors ne lui laisse pas de rpit. Il s'appelle Ulysse, il est le roi d'Ithaque, empche-le de rentrer chez lui. Ce que Posidon va faire, bien sr, rendant la suite du voyage encore plus dure et Ulysse de plus en plus malheureux et solitaire. C'est pourquoi il y a en ralit plusieurs voyages dans le voyage. Longtemps l'Odysse va tre l'pope de l'absence et du dnuement. En arrivant chez les Phaciens, Ulysse n'a plus rien et il n'est plus rien. Il a tout perdu et il est perdu. Il va se retrouver, se remettre en perspective, partir des chants de l'ade phacien Dmodocos. Son voyage apparat alors comme une recherche des limites de l'humain, une errance sur un territoire que seul le discours, le logos, permettra de construire. L'Odysse est en ce sens une des premires manifestations du pouvoir du logos que Socrate va plus tard illustrer mais dont la posie homrique exprime le pressentiment. Tout en dnonant avec force les risques que les potes font si on peut dire courir la vrit et par suite la cit, Platon, ne peut pas se passer d'Homre qui est, l'ge classique, l'incontestable ducateur de la Grce. Pour les petits Athniens qui allaient l'cole, Ulysse tait un personnage familier, un complice, une sorte de grand frre. Aujourd'hui encore nous ressentons l'Odysse comme quelque chose qui nous parle, nous concerne, et en un sens nous appartient toujours Au fil des Dialogues, Platon fait allusion aux textes homriques 164 fois et il fait 40 citations littrales de l'Odysse. Ulysse est donc frquemment voqu. Pour ne prendre que quelques exemples, dans l'Alcibiade, Socrate prend Ulysse pour rfrence au moment o il veut lancer un dbat sur le juste et l'injuste ; dans Hippias mineur, la querelle entre Ulysse et Agamemnon sert de point de dpart la rflexion qui va conduire au nul n'est mchant volon-tairement. Hippias prtend connatre Homre et Socrate demande qui, d'Achille et d'Ulysse, est le plus capable de mentir et de tromper. Dans Ion, Socrate se demande ce qu'il y a d'hu-main ou au contraire de divin dans la perfection du tir par lequel Ulysse a su, le jour venu, "se faire connatre des prtendants en rpandant ses flches". Au livre IV des Lois, Ulysse est prsent en stratge qui conteste avec finesse les dcisions d'Agamemnon en matire d'utilisation de la flotte. Et surtout, texte majeur, c'est l'me d'Ulysse qui joue un rle essen-tiel dans le dfil des mes voqu la fin du livre X de la Rpublique, dans ce qu'on appelle le mythe d'Er le Pamphylien. Les mes en instance de rincarnation vont, chacune au rang qui lui a t assign, choisir une nouvelle vie : Ulysse reprsente celui dont le choix de vie est clair et joyeux parce qu'il s'appuie sur l'exprience de l'errance, il est celui qui, faisant bon usage du logos, sait poser la question cruciale, la seule question qui vaille, et aussi, avec un peu d'avance, la plus philosophique : "quelle vie voulons-nous vivre ?". L'Odysse est une aventure o le dplacement s'opre non pas seulement dans l'espace mais aussi dans la rationalit. Le point de dpart est l'errance, qui mobilise le vocabulaire du trajet, si important dans la philosophie antique : le verbe prao, traverser, et toute sa famille, apeiron, l'infini, poros, le passage, d'o la ressource - comme dans l'union de Poros et de Pnia dans le Banquet de Platon - aporia, l'absence de passage, la difficult, l'obstacle. Un verbe voisin, peirao, veut dire essayer, tenter, faire une exprience. Traverser, aller d'un bout l'autre est sans doute en effet la toute premire forme de l'exprience, et la traverse russie et donc cratrice a pour contraire l'errance. Tous ces termes dj prsents chez Homre se retrouveront, mtamorphoss, dans la bouche du Socrate platonicien puis dans toute la philosophie. Le dplacement dans l'espace va servir de modle au cheminement vers l'abstraction. Nous savons bien, je l'voquais en commenant, que parcourir un texte est une exprience de mme nature que parcourir le monde. Dans l'aventure d'Ulysse, il y a d'abord, avec l'erran-ce, l'avance dans un chemin (hodos) mais on sait que c'est une proprit des routes maritimes de n'tre pas traces d'avance : en mer, le chemin s'invente chaque fois car le passage dans les flots ne laisse aucune trace. Un navigateur ne suit pas une route matriellement trace, il la construit au fur et mesure et elle sera toujours refaire. Mais dans une seconde phase, le d-placement odyssen jouera un rle de mdiation dans le processus de conceptualisation, hodos le chemin deviendra mthodos, le chemin qu'on doit suivre, le chemin modle, en quelque sorte. La mthode rsulte d'une trace laisse par les parcours accomplis. Cette volution, de l'errance d'Ulysse la mthode socratique, puis la dialectique, est de mme nature que celle qui conduit de l'erreur dans le monde sensible la vrit dans le ciel intelligible. Le mrite d'Ulysse, c'est d'aller l'aventure, de savoir affronter les alas du monde, de faire face tout ce qui lui arrive et de s'intgrer au rseau qui se constitue travers l'errance : la rencontre des errants est en un sens le principe des conversations auxquelles se prtera Socrate sur l'agora. Ulysse est en un sens un vritable faiseur de mythes qui conte des histoires la fois incroyables et relles et vridiques, puisqu'elles lui sont arrives et qu'en les contant lui-mme, en mme temps il en tmoigne. Hros d'endurance, il sait rsister la "tor-ture de l'espace sans repre". Plusieurs pisodes illustrent cette torture, lie ce qui est le c�ur mme de l'errance, le dficit de savoir ou de savoir-faire. Aprs l'affaire du Cyclope, il y a celle de l'le d'ole, une citadelle isole sans contact avec l'extrieur dont les habitants se reproduisent par inceste, puisque ole qui a eu six fils et six filles les a maris entre eux - endogamie extrme qui illustre le contre monde o volue Ulysse. ole a trs gentiment reu Ulysse, en qui il a vu un glorieux guerrier de Troie qui lui apportait quelques nouvelles de la rgion, remdes passagers son enfermement. Il lui a donn une outre pleine de vents - il n'a de pouvoir sur rien d'autre que les vents - avec laquelle il pourra rejoindre Ithaque, les vents favorables ayant t seuls activs et l'outre parfaitement ferme, avec la ferme consigne de ne surtout pas l'ouvrir. Mais alors que le navire est en vue d'Ithaque, alors qu'une fois de plus on se croit arriv, Ulysse s'endort, commettant donc la mme erreur que le Cyclope. Pendant son sommeil, les marins ne rsistent pas la tentation de voir quel trsor peut bien tre dans l'outre. Ils l'ouvrent, ce qui libre et active tous les vents. La mer se dchane et le bateau, de-venu ingouvernable, refait toute la route l'envers et se retrouve son point de dpart. Mais ole se montre moins hospitalier cette fois et il refuse de donner Ulysse une seconde chance. chec cuisant, li un dfaut de vigilance et qui sera suivi d'un autre pisode dramatique chez les Lestrygons, des gants cannibales. Il passera ensuite un an chez Circ, se reposer, fes-toyer et vivre avec Circ un duo amoureux qui se rvlera trs heureux. La lgende leur prte mme des enfants communs. Circ, fille d'Hlios et petite-fille d'Ocanos, issue par consquent du feu et de l'eau, est ambigu par nature. Elle va donc se montrer la fois corruptrice et bienfaitrice. Elle est une magicienne hospitalire, qui vit sans homme, entoure d'animaux sauvages (des lions et des loups) mais qui ont un comportement domestique, et qu'elle drogue tous ses visiteurs humains et les transforme en porcs afin qu'ils oublient d'tre des hommes et de vouloir rentrer chez eux, ce qui est d'une certaine faon assure leur bonheur et en mme temps les dpouille de leur libert - programme minemment moderne. Ulysse va tre protg de cette mtamorphose par un contrepoison que lui a donn Herms, le moly, antithse du lotos des Lotophages, et qui symbolise finalement la raison. L'le de Circ est le seul lieu o Ulysse va par moments oublier Ithaque : pour une fois ce sont ses compagnons faits cochons puis redevenus hommes grce son intervention auprs de Circ, qui vont lui rappeler qu'il est temps de partir. Finalement, la sagesse d'Ulysse l'emportera sur le dsir et sur la sensualit et il quittera, le c�ur lourd, sa bien-aime. Cet pisode, o le risque de l'oubli est li au sortilge de l'amour, forme avec celui des Lotophages et celui de Calypso une sorte de trilogie de l'oubli, qui dfinit la problma-tique de la nature duelle de l'oubli, rconfort d'un ct ou au contraire perdition de l'autre. La source grecque le dit bien : althia, la vrit, est construite comme la ngation de lth, l'oubli. La vrit s'identifie "ce qui n'est pas oubli ou ne doit pas l'tre". Errance et mthode : l'infinie diversit de l'approche du vrai Donc, Circ a laiss partir Ulysse en le prvenant qu'il devait se rendre d'abord chez les Cim-mriens, au pays de la nuit o se trouve l'entre du sjour des morts, pour consulter aux Enfers le devin Tirsias, qui lui indiquera sa route. C'est ce qui arrive au chant XI, avec la nekuia, l'vocation des morts, dans le trajet vers l'Hads, grand moment de toute cette navigation de l'incertitude. Circ a dit Ulysse qu'il n'y a pas besoin de route, de hodos. Elle lui a dit hisse les voiles et les vents te porteront. Faute de route, le vaisseau vogue sans pilote, ce qui est l'quivalent d'une pense sans mthode. On est ici dans l'extrme perdition, qui convient bien un sjour chez les morts, spectres sans noms et sans visages. Ulysse, qui est d'abord saisi d'horreur devant le magma informe de ce monde souterrain, va s'entretenir avec plusieurs morts illustres et avec quelques grandes figures des Enfers. Il va croiser notamment Achille, qui passe l la mort glorieuse qu'il a tant dsire, choix qu'il ne confirmerait pas, il le reconnat, si c'tait refaire. Il prfrerait tre un paysan pauvre d'une contre ingrate, mais vivant. Ulysse parle aussi avec le fantme de sa propre mre, Anticle, qui lui donne des nouvelles de Pnlope, toujours fidle, de Larte, de Tlmaque : aux enfers on est bien inform. Surtout, il apprend de l'ombre de Tirsias ce qu'il doit savoir pour faire route vers Ithaque. Jusque-l, l'errance d'Ulysse a t une sorte de perte progressive, de "dessaisissement". Il a su faire face mais n'a pas pu se fixer, mme lorsqu'il tait bien accueilli et heureux. Chaque pisode a reprsent un monde qui semblait possible mais qui s'est chaque fois rvl tre une difficult insurmontable, une aporie. Cette dchance rpte de l'individu dsesprment isol est sans doute l'image de la prhistoire de l'existence sociale des hommes avant la vie rgle dans la cit. Mais l'tat final d'une Ithaque de paix et de justice n'interviendra que lors-que Ulysse aura triomph de l'errance et que mthodos aura pris compltement la place de hodos. L aussi peut tre fait le parallle avec Socrate, qui ne devient plus savant que ses con-temporains, et de faon trs relative et trs rversible, qu'aprs avoir compris et intgr sa propre ignorance, dont il fait dclaration si souvent qu'elle devient vite un vritable leitmotiv. D'ailleurs, la double feinte qui constitue l'ironie socratique - la fois aveu d'ignorance et acceptation apparente du savoir illusoire que croit dtenir l'interlocuteur - a tout d'une ruse la manire d'Ulysse. Ce qui va mettre fin l'errance, c'est de la part d'Ulysse un rebond sur l'adversit, une matrise patiemment construite de la pense et de l'action, une premire phi-losophie en somme, dont tmoignent dj plusieurs pisodes de l'errance qui sont aussi les plus intressants et les plus dlicieux. C'est en pensant eux qu'Alain peut dire que "les dieux sont des moments de l'homme" et que "cette pense est crite dans les navigations d'Ulysse". La ruse d'Ulysse est la toute premire phase de la "dialectique de la raison", la rationalisation de tout dfi, le moyen rationnel "de se perdre pour mieux se prserver". plusieurs reprises cette ruse d'Ulysse atteindra des sommets. C'est le cas notamment dans l'pisode des Sirnes. Aprs la visite aux morts, Ulysse doit affronter Charybde, un gouffre qui engloutit, et Scylla, un rocher sur lequel est juch un monstre dvorant six ttes, tout cela avec un danger supplmentaire qui est que tout navire qui passe par l entend les Sirnes, femmes-oiseaux ou oiseaux-femmes de l'le du Soleil. Et les marins ne rsistent pas au charme de leur chant ensorceleur, ce qui les prcipite sur les cueils. Le texte dit que "les belles Sirnes au chant clair sont assises dans un pr, entoures des os et des corps dcompo-ss", les corps des marins qu'elles ont dtourns et privs de retour. La ruse d'Ulysse traduit une prudence par rapport la sduction du sensible, puisqu'il fait boucher les oreilles de ses compagnons avec de la cire. Cependant il sait qu'on ne peut pas ignorer tout fait le sensible. Ulysse veut donc la fois entendre le chant et chapper ses dangers. Il se fait solidement attacher au mt par des cordages. Les compagnons auront la sagesse de ne pas retirer la cire de leurs oreilles et de ne pas cder quand Ulysse leur demandera de desserrer ses propres liens. Selon la tradition, la cire reprsente les leons du matre qui permettent au disciple d'acqurir une me forte et de ne pas succomber aux sollicitations du monde. Les cordages figurent les liens du philosophe avec la sagesse. Les Sirnes, dit Vernant, "rvlent la vrit avec un grand V, [�] elles sont la fois l'appel du dsir de savoir, l'attirance rotique, la sduction mme et la mort". Le travail de la raison est essentiel dans cet pisode. Un autre pisode, postrieur celui-ci et qui anticipe aussi sur passage de l'hodos au mthodos, est celui du sjour chez Calypso. Le nom mme de Calypso renvoie la fois ce qui cache et ce qui est cach : kaluptein, c'est envelopper, couvrir, dissimuler. La desse Calypso est la fois celle qui cache (elle cache Ulysse) et celle qui est cache et elle vit toute seule, au bout du monde. Personne ou presque ne la visite jamais. Ulysse va rester l six ou sept ans. Pendant tout ce temps il mne la belle vie. Mais tre cach signifie pour lui renoncer au moins pour un certain temps au nostos, au retour, c'est--dire renoncer tre lui. Il est arriv seul dans cette le, qui est un vrai paradis en miniature, rempli des fleurs, de bois, de jardins, de grottes magnifiquement meubles, o Calypso file, chante pour Ulysse et fait l'amour avec lui. Ce sjour pourrait, dans le voyage terrible qu'est l'Odysse, tre une parenthse divine, mais il faut croire ce qui est divin ne convient pas aux mortels. Calypso voudrait garder Ulysse et en faire son poux - et elle ne lsine pas sur les moyens, dans tous les domaines. Lui au contraire va se lasser d'elle et de ses charmes. Ce qui se passe chaque soir dans leur chambre est rvlateur : "elle qui voulait et lui qui ne voulait pas", dit sobrement le texte. Les dieux comprennent qu'Ulysse vit mal cette situation. Ils tiennent un conseil o Athna fait remarquer que cet homme, aprs tout, ne leur a rien fait et qu'on ne peut pas l'abandonner l, comme dans des oubliettes, pour l'ternit. Ils dpchent donc Herms pour demander Calypso de laisser partir Ulysse. Par ordre de Zeus. Et Calypso se met en colre : vous tes de grands malades, vous tes des jaloux pathologiques qui ne supportent pas qu'une desse comme moi soit heureuse avec un simple mortel. J'interprte, l, je ne cite pas. Mais Herms ne peut pas revenir sur un ordre donn par Zeus. Ulysse sera libr, l'affaire est entendue. Dans une scne sublime, Calypso est prise de compassion en voyant Ulysse assis sur un rocher, avec la mer ses pieds, pleurant chaudes larmes - des larmes de douleur, de cette douleur particu-lire qui s'appelle nostalgie. Elle va vers lui et lui dit doucement : "Je ne veux plus qu'ici, mon pauvre ami, tu consumes tes jours". Et elle lui promet de l'aider de son mieux prendre le large, rentrer chez lui par la mer vineuse. Alors que le soleil se couche, ils entrent une der-nire fois dans la grotte "dans les bras l'un de l'autre pour s'aimer". C'est aux vers 225-227 du chant XII, pour ceux qui voudraient revenir ce scnario bouleversant aux accents hollywoodiens. Calypso avait d'abord propos Ulysse un march : s'il acceptait de rester auprs d'elle, il demeurerait ternellement jeune et deviendrait immortel, il aurait un statut divin. Et contre toute attente, Ulysse a refus. Il y a l encore une premire : c'est le premier grand refus indi-viduel de l'Occident. Par parenthse, un autre refus qui comptera en Grce ancienne, un magnifique refus en forme de rbellion sera celui d'Antigone. Mais je reviens Ulysse : il sait que Calypso est une trs belle femme, mais il prfre la sienne. Et puis il ne veut pas tre un dieu : dans l'ternit rien ne se passe, alors mieux vaut le temps qui s'coule, la bonne vieille dure humaine, d'autant plus prcieuse qu'elle est appele prendre fin. Ce texte prfigure la thma-tique de la philosophie occidentale du temps mais il anticipe aussi sur toute la tradition de la sagesse antique, car Ulysse, qui a pourtant vu les morts de trs prs, veut juste tre lui, un homme, un simple mortel, il prfre en ce sens la nature la divinit. La gloire ternelle qu'il pourrait avoir s'il restait serait une gloire en quelque sorte anonyme : il n'est connu qu' Ithaque, ici pour le coup il serait Outis, il ne serait vraiment personne. Dans un renversement complet de perspective, Ulysse confirme son souci du retour plus que de toute autre destine. Le renoncement ce que beaucoup d'hommes considreraient comme un avantage dsirable est une attitude qui a dj quelque chose de socratique. Autre aspect pr-platonicien : selon la tradition, Calypso retenant Ulysse symboliserait le corps qui retient l'me captive. En vrit, elle a chou faire oublier Ithaque Ulysse, lui faire quitter la place qui lui a t assigne dans le cosmos. Cet amour de son sort, cet amor fati dont parlait Nietzsche, est sans doute bien, comme le soutient Luc Ferry, le "premier message philosophique de l'Antiquit". Passage chez les passeurs : retour la finitude Choisir Ithaque, c'est choisir de quitter la prison de l'illimit, de revenir dans le monde de la finitude, de raliser un idal humain. D'ailleurs, les derniers pisodes n'expriment plus une trajectoire aussi tumultueuse que les premiers. La symbolique du moyen de transport le montre bien : Ulysse tait parti sur un radeau rustique, fabriqu avec des branches d'arbres que Calyp-so l'avait aid couper. Ce radeau a t foudroy, bien entendu, par Posidon, mais grce Ino Leucothe, la desse des naufrags, qui lui fournit une charpe faisant office de voile, Ulysse est arriv malgr tout sain et sauf chez les Phaciens Et plus tard, il rejoindra Ithaque par un vaisseau phacien vloce et perfectionn, qui formera avec le radeau un saisissant contraste. Car les Phaciens sont un peuple de passeurs, ils sont des intermdiaires entre les dieux et les hommes. Ils ont des bateaux magiques qui naviguent seuls, sans pilote et toute vitesse. Ils reprsentent une civilisation outille et potique la fois. Par exemple ils font garder leurs portes par des chiens de mtal plus efficaces que de vrais chiens. Pourtant, et il y a l une le-on prophtique pour notre modernit technicienne, il vaut toujours mieux se mfier de ce qui est infaillible : dans une socit o tout russit, il n'y a pas d'attente, pas de manque, pas d'preuves et par consquent pas d'histoire. D'ailleurs les Phaciens ne reoivent jamais de visite humaine et ils n'accueillent que des dieux de passage ; c'est la venue d'Ulysse qui intro-duit l'histoire chez eux. Ulysse va rester l longtemps, il va faire chez les Phaciens une espce de sjour de transi-tion. Il s'tait retrouv puis, sale, lamentable, sur une plage de cette le des Phaciens, et il y avait rencontr la fille du roi, la belle et pure Nausicaa, qui il avait su parler avec tant de charme, malgr son apparence repoussante, qu'elle l'avait finalement conduit au palais royal. C'est l, la cour, lors d'un festin donn en son honneur, qu'Ulysse fait le rcit de tout ce qui prcde et que le roi, qui pourtant voit en lui un gendre idal - et Nausicaa ne demanderait pas mieux que de l'pouser - dcide finalement de le faire reconduire chez lui, de le faire repasser du monde de nulle part sa trs chre patrie terrestre, Ithaque. Derniers adieux Nausicaa, qui aura t l'ultime tentation d'Ulysse, aprs Circ et Calypso. Car il faut dire qu'Ulysse les a toutes les trois plus ou moins trompes et abandonnes aprs beaucoup de belles paroles. En tout cas, fin du sjour chez les Phaciens et cap sur Ithaque en bateau automatique. Par dfinition, un voyage cesse une fois la destination atteinte, ou du moins il change alors profondment de nature. Ulysse est de retour Ithaque, sa patrie, l'endroit d'o il tait parti pour Troie, et l'objet de sa nostalgie pendant vingt ans. Mais c'est le voyage qui est achev, et non toute l'aventure. Les chants XIII XXIV ne sont plus une errance mais ils en sont en quelque sorte la face sdentaire, ils reprsentent la premire vraie conversion du dplacement en un systme de catgories. Dans l'Hippias mineur de Platon, Socrate met en avant la parent entre l'errance et l'opinion et il montre que la recherche de la vrit est la poursuite d'un quilibre dans l'ocan des concepts, qu'il faut savoir aller, je cite, d'un ct et de l'autre, comme faisait Ulysse avec son radeau. L'errance est l'exprience o la raison a pu se construire, un peu comme l'excursion fait natre des ides. Penser, c'est prendre ses distances avec ce qui est dsordonn, c'est - comme Ulysse en perdition - trouver une prise et mettre avec le monde un cart suffisant pour ne pas tre englouti. C'est amener le logos prendre sa place. La mthode socratique consiste rassembler des opinions errantes pour les dmonter, les rfuter, les puri-fier et les "trier", comme dit Platon dans le Sophiste, dsignant une sorte de navigation cri-tique o il faut sans cesse choisir la bonne direction. Direction, route, embranchement, bifurcation, toutes ces ralits concrtes dans le voyage d'Ulysse prennent avec Platon une dimension nouvelle : l'adjonction de mta devant hodos a donn naissance la mthode, c'est--dire, selon la formule de la Rpublique, "une route dtermine". La dialectique va tre la trans-position la pense du mouvement du monde. D'Ulysse Socrate : suite du voyage C'est en ce sens que Platon institue la philosophie comme voyage - et dans voyage il y a voie, avec le double sens de passage emprunter et de conduite tenir. La plupart des Dialogues pourraient tre relus en portant une attention spciale la terminologie du dplacement, int-gre au logos et formant dsormais l'armature du discours. Un seul exemple suffira : il est dans le Banquet, o tout d'un coup sont concentrs tous les lments de la mthode, o toute la dmarche de la pense est ramene son origine, le dialogue de l'me avec elle-mme. Le texte prcise les conditions ("la route qui monte la ville est faite pour qu'on y converse en marchant, poreuomnois), puis il dit cette chose d'une concision absolument blouissante : "Chemin faisant, Socrate avanait en se laissant distancer". Dans ce se laissant distancer se profile dj toute la dmarche philosophique. Il serait intressant de reprer dans les textes platoniciens les diffrentes sortes de chemin faisant, sur les chemins qui descendent vers la "beaut d'ici bas", sur ceux qui montent vers les ides, sur ceux qui contournent, sur ceux qui conduisent au loin et ceux qui ramnent en arrire, comme dans le passage du Philbe o est voque, d'une formule qui pourrait tre d'Ulysse, "la route pour rentrer chez nous". (c'est dans le Philbe, en 62 b). Socrate mriterait le brevet de navigation que reoit Ulysse quand il est appel, au chant XII, "le chercheur de passes (porous)". beaucoup d'gards il existe une vraie ressemblance entre Ulysse et Socrate, et mme, malgr ce qui les spare, une sorte de continuit. L'un et l'autre sont la fois des individus bien part et des emblmes de l'humanit entire. Ulysse est polutropos, l'homme aux mille tours, c'est--dire que personne ne saurait agir ni mme tre comme lui. Socrate est atopos, c'est--dire insolite, droutant (dans droutant il y a route), trange (nous avons rencontr tout l'heure l'tranget), toujours ailleurs qu' sa place, ce qui est une forme discrte et en rduc-tion d'Odysse permanente. Ils ont presque quelque chose d'interchangeable. Socrate dclare d'ailleurs dans le Thtte : "on dit que je suis atopotatos, et que je ne cre que de l'aporia". Tous deux se rejoignent dans le charme et dans la sduction, qui sont peut-tre deux aspects d'une mme ruse fondamentale qui consiste "susciter une mprise puis d-tromper" - je cite l une formule de Paul Ric�ur. Dans Le Gai Savoir, Nietzsche dit de Socrate qu'il tait "un charmeur de rats qui faisait sangloter les jeunes gens les plus pleins d'eux-mmes". Il a t "un matre irrsistible". Il ne lui aurait manqu, vu sa lgendaire laideur, qu'une intervention d'Athna pour l'embellir l'occasion, comme elle le faisait pour Ulysse, qui en a eu besoin certains moments dcisifs, malgr son physique avantageux, sa rputation de sducteur n'est plus faire. Il y a en somme en Ulysse un Socrate des mers et en Socrate un Ulysse de l'agora. L'un et l'autre possdent au plus haut point un art du verbe, une passion pour le logos : c'est l'vidence pour Socrate mais cela vaut pour Ulysse, dont il a t dit dans l'Iliade que "sa parole a la densit et la rgularit des flocons de neige en hiver". On ne peut pas ne pas penser galement ce qui est a t leur apparence commune de pauvre hre, de mi-sreux mal vtu et mal lav. On se souvient que Socrate errait nu-pieds avec son manteau et sa besace et qu'il s'tait lav tout spcialement pour assister au Banquet, ce qu'il appelle avec humour "se faire beau (kalos ggnmnos)", en fait prendre un bain et mettre des san-dales. Quant Ulysse, il sera dans toute la fin de l'Odysse, du chant XIV au chant XXII, le mendiant pitoyable qu'Athna a fait de lui. Car Athna est une desse de la mtamorphose et la dernire partie de l'Odysse est une pope des apparences, une longue rvlation dans la-quelle se vrifie la conception grecque de la vrit : althia se dfinit comme le dvoilement, le moment o on ne cache plus. Elle semble toujours natre, comme Heidegger l'a souvent rappel, d'une dissimulation pralable, elle est ce qui d'abord nous chappe. Althia drive, avec un alpha privatif, de lanthano, faire oublier, dissimuler. Le premier signe va tre qu'Ulysse ne reconnat pas Ithaque quand il y arrive. Son pays est pris dans une brume, dans une nue qu'Athna dissipera aprs avoir expliqu Ulysse qu'il doit rester incognito le temps de prpa-rer sa vengeance. Ulysse ne refuse pas de mentir, on s'en doute. Il sait bien qu'il ne pourra se dbarrasser de tous ses adversaires qu'en les dupant. C'est l que mensonge va rvler son utilit pratique en mme temps que son lien substantiel avec la vrit. Tout le temps o Ulysse n'est pas reconnu, il peut observer librement. Il voit Pnlope tisser puis dfaire son ouvrage, les prtendants occuper son palais avec arrogance et courtiser son pouse sans vergogne, les serviteurs se montrer fidles ou infidles - on pourrait mme dire rsistants ou collabos, si on pense Mlantho, la servante tratresse qui a pris le parti des prtendants et s'est compromise avec eux. Ulysse va d'un ct cacher, d'un autre ct rvler qui il est, dcalant dans le temps, selon qui il a faire, le moment de se faire reconnatre. tre reconnu va reprsenter une valeur tour tour ngative et positive. Dans ces derniers pisodes, le voyage qui a pris fin en tant que d-placement dans l'espace se poursuit dans la temporalit, travers la dualit mouvante, selon les moments, de la dissimulation et de l'aveu : pour les uns, Ulysse est le mendiant en butte d'autres mendiants et la cruaut de ceux qui lui prennent sa place, des prtendants grossiers, tels qu'Antinoos et Eurymaque. Pour les autres, au contraire, il tente, derrire son apparence de mendiant, d'mettre les signes qui feront comprendre qui il est. Pour son vieux chien Ar-gos, il n'y pas besoin de signe, l'vidence suffit - l'vidence est l'absence de signe autre que ce qui est signifi. Argos, aussi pitoyable voir que son matre, dont il est le "double en chien", le reconnat instantanment. On se souvient de cette scne superbe. Argos, qui a reconnu son matre de faon mdiate, avec la sret instinctive de la connaissance animale, a peine le temps de montrer sa joie en remuant vaguement la queue qu'il tombe mort de faiblesse et d'motion. Et Emmanuel Lvinas s'est demand si Argos tait parent du chien qui, dans le camp o il se trouvait pendant la seconde guerre mondiale, tait la seule crature vivante considrer les prisonniers comme des hommes, un chien qui tait donc, disait-il, le "dernier kantien de l'Allemagne nazie". Une srie de signes vont alors se succder. Pour Tlmaque, Athna rend un instant Ulysse son ancienne apparence. Malgr cela Tlmaque ne croit pas Ulysse quand celui-ci lui dit je suis ton pre. Mais Ulysse va ragir en pre, il va presque se mettre en colre. Je te dis que je suis ton pre et puis c'est tout. Cette manifestation d'autorit va suffire les instituer l'un comme pre, l'autre comme fils. Comme quoi est notre pre celui qui nous traite en pre. Le philosophe sur le chemin de sa provenance Pour Eurycle, la nourrice, c'est la cicatrice que porte Ulysse, qu'elle aperoit en lui lavant les pieds, qui sera le sma, le signe de reconnaissance. Car l'Odysse comporte dj toute une philosophie du signe. Comme marque dans la chair, la cicatrice est un signe profond, par oppo-sition au dguisement du mendiant, qui n'est qu'une "enveloppe opportune". Mais aucun signe ne semble tre suffisant pour Pnlope, tant elle veut tre sre que ce vieux mendiant aux mains fltries est bien l'Ulysse de sa jeunesse. Ulysse, de son ct, a prpar sa vengeance avec son fils Tlmaque et avec ceux qui le soutiennent. Il a labor un plan qu'il va mettre excution lors d'une grande crmonie, dite crmonie de l'arc, une fte laquelle se rendent tous les prtendants, ravis d'tre invits et pensant que Pnlope va enfin choisir l'un d'eux pour en faire son poux et le nouveau roi d'Ithaque. Pnlope annonce en effet que celui qui parviendra bander l'arc d'Ulysse et atteindre les cibles deviendra son mari. Mais les prtendants vont les uns aprs les autres es-sayer sans succs de bander cet arc. Mme Tlmaque va son tour chouer. Il n'a tent sa chance que pour essayer de succder son pre et de dispenser sa mre de prendre un nouvel poux. Ulysse, enfin, demande essayer, sous les moqueries et sous les hues que ne manque pas de provoquer la candidature d'un vieux mendiant minable. Pourtant il russit sans difficult et mme il parade avec cet arc qui, dit le texte, chante "comme un cri d'hirondelle". Alors tout coup il tire et il tue Antinoos, le grand prtendant, la stupeur des autres prten-dants, qui pensent que ce mendiant compltement djet a fait mouche par hasard, qu'il a tu un homme en manquant la cible et qu'il est un vrai danger public. Mais cette polmique naissante ne dure pas : dans l'instant qui suit, Ulysse va les tuer tous. Il abat tous les prtendants, une centaine, jusqu'au dernier. Aprs quoi, il demande quelles servantes avaient dormi avec eux et il les fait toutes pendre, attaches au plafond, en cercle, comme des perdrix. La description de l'excution de ces servantes infidles est d'un ralisme terrifiant, qui a la "la froideur que de l'anatomie et de la vivisection". Le texte dit ceci : "une fois pendues, leurs pieds s'agitent encore un peu, mais pas longtemps". C'est ce qu'Adorno a appel "le tourment indicible et sans fin de la seconde d'agonie". L'Odysse propose l une tonnante grille de lecture du massacre, de la barbarie, du meurtre commis par l'homme lorsqu'il atteint les frontires de l'humain. Ce qu'on appelle la mnestrophonie, le massacre des prtendants (de mnstr, le prtendant), a t prmdit comme une sorte de gnocide en rduction. Ds le chant XX, Zeus avait envoy un signe favorable, un "clat de foudre dans un ciel sans nuage". Quant il tire sur Antinoos ce qui est prsent comme une "flche d'amertume", Ulysse le traite de chien et il menace clairement toute la meute des prtendants en disant : "c'est fini, les jeux anodins". Le problme de la justice et du pardon dans la cit est alors pos. "Antinoos a pay, mais pargne prsent tes sujets" dit Eurymaque, mais Ulysse rplique d'un ton cinglant : "pas un de vous ne m'chappera, la mort est dj sur vos ttes". Et il reprend jusqu'au bout son �uvre de mort. Aprs quoi, Pnlope, qui tait remonte dans ses appartements pour pleurer une fois de plus son poux, est appele par Eurycle la vieille nourrice, qui lui dit : descendez, les prtendants sont morts et Ulysse est en bas. L'tranger, c'tait lui. Pnlope ne la croit d'abord pas. Elle n'a pas encore admis que ce mendiant est Ulysse. Eurycle insiste, elle lui dit : si, si, c'est lui, et l'autre jour j'ai reconnu sa cicatrice. Pnlope alors descend. Ulysse est l, les yeux baisss, il ne dit rien. Et Pnlope se dit qu'il pourrait bien y avoir, aprs tout, d'autres hommes qu'Ulysse capables de bander l'arc et de faire un carnage. Dcidment, il lui faut d'autres preuves. Dj l'hsitation de Pnlope exprime magnifiquement l'interrogation dont la philosophie plus tard va s'emparer sur ce qui spare la ralit de l'apparence. Et quelques heures plus tard, alors qu'Athna a rendu Ulysse son aspect vritable, qu'il est redevenu lui-mme avec simplement les vingt ans de plus de son absence, Pnlope va obtenir le signe qu'elle attendait, le sma discriminant. Mine de rien, elle demande Eurycle d'installer pour Ulysse le lit de sa chambre, afin qu'il puisse y dormir car non reconnu encore, il relve du r-gime de la chambre part. Et l, le sang d'Ulysse ne fait qu'un tour : dplacer ce lit est impos-sible, dit-il. Je le sais bien, c'est moi qui l'ai construit. Un de ses pieds est un pied d'olivier enracin dans le sol. Alors ce lit ne peut pas bouger. On ne peut pas ne pas noter comment le dracinement d'Ulysse depuis vingt ans contraste avec l'enracinement du lit. En tout cas, voil enfin le signe, voil la vrit rvle. Pnlope tombe dans les bras de son poux et lui dit ce qu'il voulait tellement entendre et peut-tre la seule chose au monde qu'il voulait entendre, elle lui dit : tu es Ulysse. Ce n'est pas seulement un nouvel lment de scnario hollywoodien, c'est l'expression la plus parfaite, peut-tre, de la condition des hommes : chacun de nous a au fond de lui-mme quelque chose qu'il voudrait tant qu'on lui dise � Ils vont passer ensemble une seconde nuit de noces, dans ce lit impossible bouger parce qu'il ne fait qu'un avec la terre d'Ithaque. Ils vont se raconter ce qu'ils ont vcu pendant ces annes, leur itinraire, leurs aventures. Le temps s'est effac, tout est redevenu comme avant, avec en plus la gloire du retour inscrite dans la mmoire. Pour l'instant, tout est en ordre : le fils a un pre, les poux sont runis, le royaume d'Ithaque a retrouv la paix. Mais Janklvitch fait remarquer dans L'irrversible et la nostalgie qu'un tel retour n'est jamais totalement accompli. Laissant de ct la fin de l'Odysse, imagine Ulysse une fois qu'il aura repris sa vie de tous les jours avec Pnlope. Il est table, le regard absent, il est rveur et sans apptit. quoi peut-il bien penser ? Eh bien, " Calypso la toute divine, Circ l'enchanteresse, Nausicaa la si gracieuse, toutes les princesses lointaines qu'il a laisses sur sa route" car, dit en-core Janklvitch, dans la vie des hommes "tout est futur mme le pass". Et, en effet, un nouvel loignement, un nouveau voyage pourrait venir dire que ce retour n'tait en vrit qu'une sorte de rmission, car le mal du retour n'a jamais de fin. Le dsir du retour une fois satisfait amne la dception, comme tout dsir satisfait. Et c'est ce qui donnera sa force un autre dsir et un nouvel apptit d'exil. Ce qui restera jamais des aventures d'Ulysse, c'est justement cette tension, qui fait tout le prix du voyage, entre l'loignement et le retour puis entre le retour et un autre loignement car "on ne peut revenir soi sans avoir commenc par se porter ailleurs" et vice-versa. Et cette traverse toujours recommencer, c'est bien en un sens ce que nous appelons la philosophie : en allant sur les traces d'Ulysse, le philosophe remonte vers une "dimension oublie" et il avance sur "le chemin de sa provenance", parce que la philosophie tout entire est une nostalgie - une nostalgie de la vrit. Pour difier ses concepts, elle "s'alimente [aux] activits cratrices et existentielles de l'humanit [�] qui ont une rsonance universelle", et donc la posie homrique. Car philosopher, c'est d'abord dcouvrir l'universel dans la singularit du monde. __________________________________________________________________ Imprimer cet article